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Si l'on parlait de "la spécificité" du modèle français...

Les débats sur le port du voile en France soulèvent, encore une fois, des questions sur la spécificité du modèle français de laïcité, voire du modèle de République. On peut donc examiner la singularité de ce modèle à l’ombre de certaines analyses entendues ces dernières années suite aux événements qu’a connu la France. Attaques terroristes, débats vifs autour de Charlie Hebdo et du droit à la liberté d’expression ect…

Une nouvelle gauche radicale semble avoir vu le jour, les termes d’extrême-gauche et de gauche devenus un peu vagues. Je dis nouvelle or il vaudrait mieux l'appeler "gauche universaliste", car c'est ainsi qu'elle se définit pour se distinguer d’une autre gauche souvent qualifiée de "gauche différentialiste", qui est née ou s’est développée dans le sillage des luttes altermondialistes des années 2000, et de la contestation de la deuxième guerre d’Irak. On reproche souvent à cette mouvance des complicités avec les représentants de l’islamisme radical, ou un  « internationalisme » incompatible avec les idées de République et de citoyenneté. Ces critiques émanent souvent de penseurs de gauche "universalistes" qui ont, cependant, développé dernièrement une rhétorique visant à associer le catholicisme au socialisme comme fondements de la nation française moderne.

La figure la plus médiatique de cette tendance est sans doute Jaques Julliard,  éditorialiste au magazine Marrianne, qui signe également une colonne dans le Figaro, où il avait exprimé certaines points de vue à la suite de l’incendie de Notre-Dame de Paris.

Commentant l’élan de solidarité pour restaurer le monument, il avait rappelé que le catholicisme comme le socialisme portaient des valeurs de partage et d’entraide. Rien de contestable jusque là, mais il a encore une fois développé ses idées  exprimées dans Marriane, avec la même approche, qui vise à associer la religion chrétienne et le socialisme dans le même élan qui a vu naître les concepts de citoyenneté et de République en France.  Or, c’est nier la confrontation entre l’Eglise et tout un courant de pensée qui considérait que la raison devait se libérer des contraintes religieuses, parce que les rois se sont toujours appuyés sur les hommes d’église pour maintenir les privilèges de classe liés au féodalisme à une certaine partie de l’Histoire.  La Révolution française (qui a par ailleurs eu une grande influence sur le monde) s’est opposée au pouvoir religieux mis au service de la monarchie.

Socialisme et catholicisme s’opposeront plus tard au grès des restaurations et des nouvelles révolutions. Personne ne peut nier que Robespierre incarne, malgré tout, cette idée de socialisme français, et on ne peut pas dire qu’il ait été franchement proche du catholicisme. 

Il serait donc plus judicieux de parler de dialectique entre tradition et modernité comme elle s’est exprimée dans d’autres pays européens ou au Etats-Unis, car ce socialisme dont parle Jaques Julliard est bien le produit de la modernité, au même titre que le capitalisme ou de la démocratie libérale.

Un autre exemple illustre cette façon singulière de penser le modère français. Il s’agit du livre de Régis Debray  Civilisation : Comment nous sommes devenus Américains.  

Dans cet ouvrage, Le médiologue de formation semble parler de l’exception française au passé. Encore faudrait-il s’entendre sur ce qui faisait justement exception.

Le livre dresse un parallèle entre le modèle de la civilisation européenne (Plus précisément française) et la civilisation américaine, qui se serait créée sur trois supports, le cinéma, la télévision et internet. Régis Debray a inventé la médiologie, qui est une théorie des médiations techniques et institutionnelles de la culture. On comprend qu’il analyse l’histoire des Etats-Unis selon certains angles,  mais cela ne suffit pas à rendre compte de toutes les complexités de l’Amérique (entre puritanisme et modernité,  individualisme et valeurs familiales). D’ailleurs, même son regard sur le rôle joué par le cinéma américain est réducteur, lorsque qu’il cite comme exemple de film traitant de la Guerre du Vietnam Rambo (qui glorifie plutôt la guerre) en omettant les innombrables films, vus à travers le monde, ayant montré les ravages de cette guerre perdue par les Etats-Unis, et ses répercussions sur la société américaine dans son ensemble même bien après la fin des hostilités.

Régis Debray n’évoque pas non plus tous les films contre la Guerre d’Irak pour ne citer que  American Snipper, sans doute le film le plus ambigüe de Clint Eastwood.   

Le plus étonnant est que le philosophe parle de l’Amérique comme d’un pays qui s’est construit sur les services (de la station-service au parc d’attraction), avec l’obligation pour les employés de  « toujours garder le sourire commercial ».

Cela alors que ce qui avait été justement reproché à l'ancien président Barack Obama est d’avoir mené une politique qui a miné les grandes industries, et paupérisé de nouvelles couches de la population. Que ces critiques soient fondées ou pas, elles révèlent la nature réelle de l’économie américaine et de ses préoccupations, avec leur arrière-plan politique. 

Si comme le dit Régis Debray : « L’Histoire a pu se marier au tragique  en Europe », l’Amérique n’est pas en reste, avec l’extermination des indiens, la violence entre les pionniers lors de la conquête de l’Ouest, l’esclavage et la Guerre civile.

En négligeant cet aspect des choses, c'est comme si Régis Debray dédouanait tous les exploiteurs et les bureaux de l’Amérique, y compris ceux qui ont profité de la crise de 1929 avec ces flots de migrants damnés, immortalisés par Les Raisins de la colère de John Steinbeck, porté à l’écran par John Ford.

Le médialogue doit également se pencher sur le cas du blues. Chant solitaire de l’esclave noir isolé qui inspirera le rock et par la suite toute la pop music américaine.

Il est important de le rappeler car Régis Debray établie également la comparaison entre le catholicisme (L’esprit français porte sa croix, de Paul Valéry à Charles Péguy) et le protestantisme américain réduit à sa forme terre-à-terre et individualiste.

 Les premiers grands musiciens de jazz, eux-aussi, seront de sombres romantiques prêts à se consumer pour vivre ici-bas l’éternité, et ils seront en cela suivis par les premières icônes rock, Jim Morrison et sa théâtralisation du mal de vivre nietzscheien, et Jimi Hendrix brandissant sa guitare comme une arme avec laquelle on combat, avant de mourir.

Les réalisateurs communistes n’ont pas choisi, eux, forcément d’être des martyrs, victimes de la chasse aux sorcières menée par Joseph McCarthy au début des années cinquante.

Le livre de Debray semble dire que qu’aucun des mauvais effets de la modernité en France ne pourrait provenir de l’esprit des lumières européennes ou de la Révolution française.

Son raisonnement et celui de Jaques Julliard peuvent occulter les vraies questions liées à la perte de valeurs à l’époque actuelle, qui est quand-même le prolongement voire la conséquence d’un processus historique complexe.  La littérature et les arts français, d’ailleurs, rendent compte de la lutte de forces contradictoires que ce soit dans Le Rouge et le Noir de Balzac, ou Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, entre autres.

De même que la Première Guerre mondiale et ses ravages ont créé les conditions des mouvements surréalistes et dadaïstes en poésie et en peinture, voulant faire table rase de toutes les anciennes contraintes sociétales.

L’œuvre majeure de Louis-Ferdinand Céline Voyage au bout de la nuit s’attaque de la même manière à la guerre, aux institutions et d’une certaine manière au rôle de l’Eglise, comme le feront en chanson Jaques Brel ou Georges Brassens entre autres.

En résumé, en France comme ailleurs, la confrontation entre modernité et tradition a modelé les rapports de classe et façonné les modes de production économique.

La gauche radicale en France comme ailleurs, ne devrait pas trop se focaliser sur les questions sociétales telle que le port du voile (comme avantcela le mariage pour tous) pour ne pas perdre de vue les vrais enjeux. Un autre exemple du livre Civilisation de Régis Debray me fait réagir.

« Serait simultanément lancée via une vaste campagne  de spots, de clips et tweets, une nouvelle formation politique, le parti du bonheur. » 

Cette phrase pourrait être contenue dans une fable futuriste, mais elle est encore loin de refléter la réalité. Sans trop s’attarder encore sur les Etats-Unis, le politicien qui a bénéficié le plus de Twitter est pour l’instant l'avant-dernier président Donald Trump, qui est loin d'avoir dirigé son pays comme Disney Land. On ne peut en dire autant pour la France, où les problèmes économiques se posent encore avec acuité, dans un contexte politique et culturel français, il est important de le rappeler. Il y a bien entendu des choses intéressantes dans l’analyse de Régis Debray, notamment lorsqu’il rappelle que l’étendue des terres américaines a conduit les premiers colons à ne compter que sur eux-mêmes sans l’aide de l’Etat, ce qui a développé l’individualisme dans ce pays. Ce qui n’est pas le cas des pays européens où le socialisme avait plus de chances de se développer.

Lyes Ferhani

Tag(s) : #Société
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